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La voix venait de la Terre. Elle avait franchi l’espace et résonnait dans la petite pièce tiède. L’amplification lui conférait de la puissance mais c’était une voix parfaitement confidentielle que des appareils complexes, là-bas sur Terre, avaient digitalisée et codée, la transformant en une bouillie sonore apparemment aléatoire. Sur Mars, des appareils non moins complexes décodaient l’information.
Elle était portée par des ondes qui mettaient plusieurs minutes à effectuer le long voyage de a Terre à Mars. Malgré la puissance des émetteurs, le nombre des relais et la perfection des antennes, elle était parfois recouverte par le grondement du Soleil. La période de l’année n’était pas favorable aux communications entre la Terre et Mars.
La voix était celle d’Andrews.
— L’Administration pour le Projet traverse la deuxième grande crise de son histoire, disait-il. Il est logique qu’elle ait Mars pour théâtre puisque la première s’était déroulée sur Terre et avait abouti à un échec pour les adversaires du Projet. L’existence même de l’Administration n’est pas cette fois mise en cause. C’est de sa fonction qu’il s’agit, et de son idéal. Nos adversaires espèrent un soulèvement sur Mars, une intervention armée du Gouvernement de la Terre qui aurait pour effet de mettre fin à la relative autonomie dont disposent le gouvernement martien et la section martienne de l’Administration.
Andrews s’exprimait avec détachement et clarté, de la voix très douce qui était la sienne, comme s’il faisait une conférence. Personne n’aurait pu imaginer à l’entendre que l’œuvre de sa vie était remise en question.
Beyle, Gena et Archim l’écoutaient. Beyle avait été placé dans une machine automatique qui lui permettait de se mouvoir et de survivre malgré la paralysie presque complète de son corps. Seuls ses yeux obéissaient encore à sa volonté. Son visage n’était plus qu’un masque effrayant et blême où les muscles avaient fondu. Les médecins réservaient encore leur pronostic. Ils l’avaient arraché à grand-peine au coma, et ils avaient haussé les épaules lorsqu’il avait exigé qu’ils le conduisent auprès d’Archim dans la salle des communications secrètes. Ils avaient commencé par refuser puis ils avaient cédé devant son obstination.
Il savait ce qu’il devait faire. Là-bas, sur Terre, la colère grondait et les rumeurs les plus surprenantes commençaient à se répandre. On disait qu’il était mort et cela avait suffi à faire s’émouvoir contre Mars les esprits les plus pondérés. Il ne se serait pas accordé, en d’autres temps, autant de popularité. Et il ne s’en croyait pas tant, même en cette époque troublée. Il s’était étonné de voir son adversaire, Carenheim, lui faire tant de publicité et jouer sur la colère populaire pour justifier une action possible contre Mars. Dans la politique interplanétaire, les mailles des filets étaient si nombreuses, si complexes et si finement nouées qu’il était impossible, sauf à quelques acteurs, de distinguer la sincérité de l’hypocrisie et la machination de l’effet du hasard.
— Il ne fait pas de doute pour le comité dirigeant de l’Administration, disait Andrews, que Carenheim a organisé cet attentat par des voies indirectes dans le but d’attirer l’attention de la Terre entière sur les menées de Jacques l’Eolien qu’il a lui-même délibérément encouragées. Ce prophète singulier agissait selon les instructions de Carenheim mais il n’a évidemment pas conscience du plan réel qu’il sert. Il est très vraisemblable que la présence de Beyle, sur les lieux mêmes de l’attentat, est d’abord apparue comme fort regrettable à Carenheim. La secte a probablement agi de sa propre initiative sur ce point. Mais il a vite compris le parti qu’il pouvait en tirer. Le fait qu’un membre essentiel de l’Administration pour le Projet ait failli périr l’autorise à réclamer des mesures extrêmes tout en en prêtant la demande à l’Administration elle-même, aux yeux du public au moins. Il a rapidement saisi que la meilleure carte en faveur de son plan était votre popularité, Georges. Et il l’a jouée à fond depuis une semaine. Vous êtes devenu un véritable héros, sur Terre, en ce moment, vous savez.
Beyle ne répondit rien. Il pouvait parler cependant. De fines électrodes implantées sur les terminaisons nerveuses de sa gorge captaient les minuscules courants de dépolarisation qui parcouraient encore ses nerfs, et pilotaient un synthétiseur de paroles. Au travers de pareils systèmes de relais, il pouvait travailler presque normalement à la condition de dominer son écrasante faiblesse.
— Le problème de la ville souterraine révélée par l’explosion, poursuivit Andrews, est un problème distinct. J’approuve sans réserves votre décision, Archim, de tenir la chose secrète. Néanmoins, les répercussions de cette découverte sont telles que nous pourrions éventuellement en user. Il nous faut bien voir cependant que Carenheim pourrait s’en servir comme d’un argument supplémentaire et prétendre que c’est là une raison de plus d’envoyer une forte expédition terrienne sur Mars.
» D’autre part, il compte sur les élections qui auront lieu dans deux années terrestres pour se faire élire Président et il ne manque jamais une occasion d’étaler sa détermination et de flatter le nationalisme terrien. Il court enfin ici des bruits d’après lesquels divers événements pourraient conduire l’Administration à se dessaisir d’une grande partie de la direction du Projet en faveur des autorités martiennes, afin de lui permettre de se tourner vers de nouveaux domaines d’activité. Mais il est vrai que le succès éventuel mais toujours incertain du projet « porte dans l’espace » conduirait à une telle redistribution des forces politiques, ce que Carenheim souhaite empêcher.
— Mais que pouvons-nous faire ? demanda Gena.
Andrews l’ignora. Il n’entendrait la question que dans quelques minutes.
— Il est de fait, continuait Andrews, que l’Administration pour le Projet étudie en ce moment un certain nombre de possibilités. Sur ce point au moins, les craintes de Carenheim ne sont pas sans fondement. Jamais en un sens l’Administration n’a été aussi puissante. Elle ne compte pas d’ici quelques décennies, lorsque le Projet martien sera complété, disparaître purement et simplement. Mais elle n’a pas non plus pour intention d’exercer un pouvoir politique et de gérer un empire et par là de s’enfoncer tôt ou tard dans la décadence. Son dessein est de transformer l’univers pour autant que les hommes lui en donnent le temps et de rendre l’espace habitable. Le lieu de son pouvoir est l’avenir.
» La solution que nous avons dégagée avec l’aide de nos systèmes experts est simple. C’est que vous parliez vous-même à la Terre, Georges, et que vous lui demandiez de ne pas intervenir. Il faut que Jacques l’Eolien soit jugé sur Mars. Il serait souhaitable qu’une relation soit établie entre cette secte et les agents de Carenheim. Il faudrait aussi et surtout que le projet de la porte dans l’espace aboutisse. Ce serait la seule façon de mettre définitivement un terme à ces escarmouches qui sont dérisoires et presque obscènes au regard de l’avenir de notre espèce.
Et soudain, dans le haut-parleur, ils entendirent la question de Gena. Elle avait mis plusieurs minutes pour franchir l’espace qui sépare Mars de la Terre et Andrews l’avait enfin reçue et elle avait été recueillie par son microphone et avait suivi le chemin de retour et elle résonnait maintenant, à peine déformée, comme un écho.
— Que pouvons-nous faire ?
La réponse d’Andrews fut immédiate.
— Attendre, dit-il en souriant. Attendre et espérer.